Commode à deux tiroirs sans traverse en laque du japon
Jean Desforges (maître ébéniste, † APRÈS 1757)
Paris, époque Louis XV, vers 1745-1749.
Bâti de chêne ; laque du Japon ; vernis Martin ; placage d’ébène ; bronze doré ; marbre Portor.
H. 88 cm ; 145.5 cm ; 62.5 cm.
ESTAMPILLE : D F. visible sous le marbre, à l’ange des pieds antérieurs.
MARQUES ET INSCRIPTIONS : poinçon au « C » couronné visible sur les bronzes.
PROVENANCE : ancienne collection Didier Aaron à Londres, vers 1985-1986.
« Il y a des laques de la Chine & des laques du Japon ; les premiers ne sont que des arabesques couchés à plat, qu’on couvre d’or : la beauté du Vernis & la finesse des ouvrages, les font remarquer. Les autres [du Japon] leurs sont bien supérieurs ; outre que le Vernis ne cède en rien à celui de la Chine, ils ont sur les ouvrages de ce pays-là, la beauté des arabesques, qui sont tout en relief, dont les ors sont variés à l’infini ; les mordans dont ils se servent pour appliquer leurs métaux, qui résistent aux plus rudes épreuves : avantage que n’ont pas ceux de la Chine », Jean-Félix Watin dans L’Art du Peintre, Doreur, Vernisseur […], Paris, 1773.
Cette éblouissante commode d’époque Louis XV à deux tiroirs sans traverse se singularise par la remarquable qualité d’exécution de son bâti en chêne, parqueté au revers. Elle présente, en façade et sur ses côtés, un précieux décor de placage d’ébène et de panneaux de laque du Japon en maki-e or sur fond noir montrant des paysages lacustres, montagneux et escarpés, enrichis de pagodes, de bouquets et d’arbustes feuillagés, et agrémentés d’un couple d’oies évoluant dans une pièce d’eau en bas et à gauche du grand panneau de la façade principale.
Un luxuriant décor ‘rocaille’ de bronzes dorés encadre les trois panneaux de laque de la commode, composé d’une succession de puissantes volutes et de contre-volutes à enroulements feuillagées d’acanthes, autour desquelles serpentent des branches de fleurs naturalistes, le tout alternant, au centre, avec des agrafes ou cartouches festonnés et asymétriques – celui du grand tiroir supérieur de la façade dissimulant une entrée de serrure – ou avec une ample palmette d’acanthes en enroulement, ajourée et asymétrique, visible au niveau du cul-de-lampe, et dont l’aspect ‘en panache’ n’est pas sans évoquer celles usitées par Charles Cressent. Le contraste saisissant entre ces encadrements et ces panneaux de laque relève d’un parfait équilibre et révèle la volonté manifeste de l’ébéniste de préserver, à la manière d’un tableau, le grand panneau de laque de la façade, qu’il n’a en conséquence surchargé d’aucun bronze.
Extrêmement riches, les chutes à oves festonnés et à l’aspect rocailleux très mouvementé du meuble sont reliées aux sabots ajourés et à enroulements des pieds au moyen de riches filets formés d’une succession de volutes d’acanthes. Un petit cartouche de bronze rehausse également l’entrée de serrure du grand tiroir inférieur de la façade. Tous ces bronzes portent le poinçon au ‘C’ couronné permettant de dater précisément le meuble entre 1745 et 1749. Cette taxe fut en effet imposée “sur tous les ouvrages vieux et neufs de cuivre pur, de fonte, de bronze et autres, de cuivre mélangé, moulu, battu, forgé, plané, gravé, doré, argenté et mis en couleurs sans aucune exception” par un édit de Louis XV daté de février 1745 et promulgué le 5 mars par le Parlement de Paris. Très impopulaire, elle fut abrogée en février 1749. Un plateau de marbre Portor d’origine, à bordure chantournée et moulurée même au revers, couronne l’ensemble. L’estampille abréviative D F est visible sous le plateau, à l’angle des pieds antérieurs de la commode.
L’art de la laque, urushi en japonais, comme celui de la porcelaine, fut l’un des secrets les mieux gardés d’Extrême-Orient, un secret maîtrisé dès le milieu du VIIe siècle et obtenu grâce à la sève de l’arbre rhus vernicifera. Réalisé grâce à un vernis de qualité nettement supérieure, le laque du Japon dépassa de loin le laque de Chine, avec comme différence essentielle, la faculté chez les artisans japonais de créer à la perfection des décors en fort relief, au rendu particulièrement subtil basé sur l’emploi de l’or et de l’argent, contrastant sur des fonds noirs très épurés. La technique de la laque japonaise consistait en une laque imitant la peinture en maki-e, c’est-à-dire en laque d’or ou d’argent, pouvant parfois être rehaussé d’incrustations de coquillage ou de métal. Les motifs étaient peints sur un fond de laque généralement noir et le dessin préliminaire était exécuté en laque rouge de manière à être parfaitement visible sur le fond noir.
Avant que la laque rouge ne soit sèche, on appliquait au moyen d’un large pinceau, d’ouate et de tubes en bambou, de la poudre d’or ou d’argent, combinant les deux pour les décors les plus riches. Les techniques d’application de ces poudres métalliques à la surface des laques – entrecoupées de nombreuses étapes de pose de laque, de ponçage et de polissage – se répartissaient en trois catégories : maki-e poli, appelé aussi togidashi maki-e (le décor en or et le fond étaient au même niveau), maki-e plat ou hiramaki-e (les poudres d’or et d’argent étaient recouvertes d’un mélange de laque brute et de camphre, conservé uniquement sur les décors, qui était ensuite poli et non pas poncé), et enfin maki-e surélevé, appelé aussi takamaki-e (certains motifs ou tout le décor étaient surélevés par rapport à la surface, relief obtenu en appliquant de la laque sèche pulvérisée, de la poudre de charbon ou de la poudre d’étain). De très hauts reliefs pouvaient même être obtenus en combinant la technique du maki-e surélevé et celle du maki-e plat[1].
L’ébéniste Jean Desforges, qui n’estampillait que sous le monogramme D.F. accompagné ou non du poinçon de Jurande des Menuisiers et Ebénistes (JME), a été formellement identifié en octobre 1992 par l’historien de l’art Calin Demetrescu dans un article faisant aujourd’hui autorité, intitulé « D.F. un ébéniste identifié » paru dans la revue L’Estampille / L’Objet d’Art, n° 262, pp. 64-81. Dès 1927, le comte de Salverte avait le premier proposé ce nom, sur la source d’un seul document d’archives, mais sans certitude absolue.
La production répertoriée ou attribuée à Jean Desforges ne comporte qu’un petit nombre de meubles tous caractérisés par leur remarquable qualité d’exécution, tant au niveau de la construction très soignée de leur bâti que de leur décor. Leur grande cohésion stylistique a permis de les subdiviser en catégories précises. Presque tous ces meubles sont des commodes à deux tiroirs sans traverse et des encoignures, ornées de panneaux en laque de Chine ou du Japon, ou vernies « à l’imitation de la Chine » dans des ateliers parisiens. Seuls quelques-uns affichent un décor en bois de placage, dont seulement deux dans leur intégralité, les autres étant agrémentés de panneaux en laque en façade et sur les côtés.
Notre commode appartient à un très petit corpus de meubles produits par Desforges dans les années 1745-1755 et appartenant, selon Calin Demetrescu, au groupe de commodes le plus riche et le plus accompli de l’ébéniste. Tous ces meubles présentent les mêmes cadres luxuriants en bronze doré, avec ou sans élément central, affichant ainsi une exceptionnelle homogénéité.
Parmi les rares exemplaires répertoriés appartenant à ce corpus très restreint figurent, en sus de notre commode, deux commodes à vantaux, livrées vers 1755 par Antoine-Mathieu Criaerd (1724-1787), dont elles portent d’ailleurs l’estampille, conservées dans les collections du Schloss Wilhelmsthal à Cassel (inv. SM 2.4.96 et 2.4.110), accompagnées d’une paire d’encoignures en suite (inv. 2.5.92/93) ; une commode à deux tiroirs sans traverse provenant de la collection Lacarde appartenant à la Fondation Calouste Gulbenkian à Lisbonne (inv. n° 284) ; et une commode quasi-identique à la précédente, provenant peut-être de la même commande, ayant appartenu à la collection Roscoe et Margaret Oakes, et conservée au Fine Arts Museum of San Francisco, M. H. de Young Memorial Museum (inv. 53.29.1a-b).
Tous ces meubles se singularisent par le plus fastueux décor de bronzes que Desforges ait jamais conçu dans son œuvre. Ils sont datés vers 1750-1755, à l’exception de notre commode et de l’une de celles conservées au Schloss Wilhelmsthal à Cassel (inv. SM 2.4.110), toutes deux ornées de bronzes poinçonnés au ‘C’ couronné, et donc datées un peu plus tôt, entre 1745 et 1749. Ce corpus témoigne, stylistiquement parlant et ainsi que le souligne Calin Demetrescu, d’un inhabituel prolongement ou plutôt d’une véritable volonté de ‘réitération’ ou de remise au goût du jour, à une époque où prévalait désormais un style Louis XV assagi et symétrisé, d’un esprit ‘rocaille’ très caractéristique des années 1725-1730.
Sur ce plan anachronique, il est d’ailleurs très intéressant de comparer les compositions de bronzes très mouvementés et asymétriques de ces commodes avec celles au traitement similaire de plusieurs meubles livrés en 1755 pour la Couronne par Gilles Joubert (v. 1689-1775), fournisseur du Garde-Meuble royal de 1751-1775, en particulier la paire d’encoignures-médaillers du Cabinet Intérieur de Louis XV à Versailles, destinée à être placées en suite de la célèbre commode-médailler livrée par Antoine-Robert Gaudreaux en 1738, avec des bronzes ciselés par les frères Slodtz[2] ; ou encore la commode de la chambre du Roi au château de Fontainebleau, que Joubert livra en 1754[3].
Si l’analyse des modèles de bronzes usités par Desforges révèle une utilisation commune avec plusieurs autres ébénistes, tels Jacques-Philippe Carel, Hubert Jansen, Jean-Pierre Latz, Joseph Baumhauer, ou encore Charles Cressent, la puissante palmette ajourée à enroulement feuillagé et fleuronné de son cul-de-lampe ne semble en revanche n’avoir été employée que par Desforges. Plusieurs meubles répertoriés de ces ébénistes portent l’étiquette du magasin Au Roy d’Espagne où se succédèrent les deux marchands merciers importants que furent Calley, puis François Darnault. Ce dernier, en particulier, joua pendant plus de vingt ans un rôle fondamental de « directeur de goût » auprès de ses fournisseurs attitrés, parmi lesquels figura très certainement notre ébéniste.
L’étude approfondie de Calin Demetrescu nous apprend qu’en 1764, Darnault intervint en qualité d’expert dans l’inventaire après décès de Catherine Elisabeth Prunier, femme du maître fondeur Edme Roy, qui compta parmi ses débiteurs Jean Desforges qui lui devait soixante-dix livres[4]. Le nom de notre ébéniste fut également mentionné dans l’inventaire après décès de Jean-Pierre Latz, dressé en août 1754. Ce dernier devait la somme de quarante-deux livres « au Sr. Desforges, Scizelleur » et celle de douze livres « au beau-frère du Sr. Desforges, Scizelleur ». Son nom fut également mentionné à plusieurs reprises dans l’inventaire après décès de l’ébéniste et marchand Albert Pottier en date du 19 février 1739, accompagné des paraphes J Df. ou Df. ayant permis à Calin Demetrescu son identification.
Jean Desforges, qu’il conviendrait mieux d’orthographier « Deforge » d’après les actes notariaux de l’époque, descendait d’un certain Jean Deforge († avant 1679), « laboureur de terre ». Ce dernier eut deux fils qui œuvrèrent dans l’art du meuble : Michel I Deforge, qui devint « maistre menuisier en Ebeyne » et ne quitta jamais, lui et sa descendance, le quartier de Saint-Germain-des-Prés et la paroisse Saint-Sulpice, et Denis Deforge († en 1710), le grand-père de notre ébéniste, qui s’installa, comme nombre de ses confrères, Grande Rue du Faubourg Saint-Antoine, et qui commença sa carrière comme apprenti chez Pierre Gole, avant de figurer parmi les ouvriers d’André-Charles Boulle. L’un des fils de ce dernier, Michel II Deforge († vers 1728), devint ébéniste comme son père. Il épousa une certaine Marie Madeleine Piqueret († en 1751) avec laquelle il eut cinq enfants, dont Jean Desforges, et eut également des liens de famille avec les frères Martin, les fameux vernisseurs, l’une de ses filles, Jeanne, ayant épousé Guillaume Martin, peintre et vernisseur du Roi.
Le nom de Jean Desforges ou Deforge a pour la première fois été repéré par Calin Demetrescu en 1730, dans l’acte de mariage de son frère aîné, Robert-Michel. Il était alors marié avec Françoise Pottier, la sœur de l’ébéniste et marchand Albert Pottier évoqué plus haut, et portait déjà le titre de maître ébéniste. La dernière mention identifiée de Jean Desforges dans un acte notarié fut dans l’inventaire après décès de sa sœur Jeanne dressé le 19 février 1757, dans lequel il se déclarait héritier de celle-ci. A noter que dans cet acte, fut également mentionné le nom du fils de Robert-Michel Deforge, Guillaume Deforge, en la qualité de « cizeleur », preuve s’il en faut que certains des extraordinaires bronzes usités par notre ébéniste furent très certainement exécutés en exclusivité au sein de sa propre famille.
[1] Source : Shimizzu, op. cit., pp. 36-38 ; et Wolvesperges, op. cit., p. 19.
[2] Voir Pierre Verlet, Le mobilier royal français, Tome II, Paris, 1992 (rééd.), pp. 43-47, cat. n° 1 ; et Daniel Meyer, Le mobilier de Versailles, XVIIe et XVIIIe siècles, Tome I, Dijon, 2002, pp. 102-105, cat. n° 27.
[3] Voir Pierre Verlet, Le mobilier royal français, Tome IV, Paris, 1990 (rééd.), pp. 44-45, cat. n° 4.
[4] Voir Demetrescu, op. cit., p. 76.